Le pont
Comme toi, j'ai deux jambes posées sur deux rives et comme toi, ma tâche est de les relier.
Nous participons tous deux, toi homme et moi pont, de cet humble travail qui consiste à joindre ce qui est séparé. Les deux bords où nous prenons appui ne sont pas opposés. Ils sont juste éloignés pour que s'écoule entre eux le flux qui apporte la vie.
Ce qui se nomme tablier chez moi prend chez toi le nom d'humanité. C'est elle qui assure aux altérités de se tenir l'une face à l'autre, faisant circuler entre elles le langage et avec lui les mots échangés comme autant de signes de reconnaissance.
Si la vie biologique a choisi la fécondation pour relier naturellement les principes opposés, les hommes ont la tâche de se relier de surcroît par l'esprit grâce à l’humanité qui les distingue et les oblige.
Qu'une pierre vienne à se détacher de l'édifice et c'est tout le pont qui se lézarde. Si un sursaut d'humanité ne vient consolider la brèche, le pont s'écroule. Les entités de chaque bord retrouvent alors les accents hostiles de leurs réflexes identitaires et n'ont plus le choix que de se lancer des invectives. Toute violence naît de la séparation ; des idées, des intérêts, des races, des sexes. Le chemin de la concorde passe par ces ponts d'unité, construits comme moi pierre par pierre et sur lesquels veillent jalousement des hommes et des femmes de bonne volonté, dont je peux dire qu'ils ne sont pas prêts à rendre leur tablier.