Une petite chose fragile
C’est une petite chose fragile que ce tableau défraîchi, où se tient sa maman, sous l’œil de deux moutons rieurs.
Des moutons qui veillent sur elle dans cette chambre rose où elle a posé deux minuscules ancres sur la table de nuit: un tableau défraîchi et un écrin qui baille .
De l’écrin trop petit, tel une huître dont les perles débordent de la coquille, s’échappe un collier qu’elle a choisi de glisser dans la valise pour l’accompagner, avec le cadre et une broche.
Une broche en forme de papillon serti de pierres qui la faisait briller. Elle la portait hier encore, coquettement, pour se plaire et plaire à son mari,
Son mari qui ne l’a pas accompagnée. Elle sait qu’il a préféré rester chez eux, là où leurs enfants ont grandi, là où partout règne encore sa présence.
Une présence de plus de 70 ans, au milieu des enfants, des repas de famille, dans l’odeur du linge et de la cire encaustique avec les chats et le chien qu’elle appelait son gamin,
Un gamin qu’elle ne verra plus. On ne laisse pas entrer les chiens à la maison Sainte Catherine, qui abrite la chambre rose où elle la retiennent ses amarres.
Ses amarres… Peut on parler d’amarres ? Devenues fines comme la soie, aussi lâches qu’un chewing-gum elles ne la retiennent plus que par un fil.
Ce fil qu’elle déroule jusqu’à l’enfance où elle était choyée par sa maman puis qu’elle enroule au gré des souvenirs flottant en fouillis dans sa mémoire
Une mémoire dont les mailles du filet déchiré, ouvre des béances abyssales qui la rende muette, le regard perdu au beau milieu de sa vie.
Sa vie ne lui offre plus de repères. Lorsqu’elle s’en va courir sur l’océan des souvenirs, elle ne rapporte que de maigres prises
Des prises sous forme de bribes, mais qui emboîtées dans le puzzle qu’elle s’efforce de recomposer font naître encore un paysage, un visage
Le visage de l’enfance en Alsace, le visage de l’amante dans les bras du mari, celui, après avoir mis au monde leur sixième, de la félicité accomplie de mère.
Mère de tous les courages quand le troupeau a été abattu, quand elle a arraché son fils à la mort, quand est revenu ensanglanté son mari.
Son mari qu’elle a chéri et chérit encore, son refuge qui lui faisait prononcer à l'envie des « tant qu’on est deux, que peut-il bien nous arriver ?» Et elle le serrait fort entre ses bras.
Ses bras qui ont serré tant de bambins après guerre, dans des lits en forme de radeau, qui ont pioché, récuré, soigné, apaisé et ne servent plus qu’à tenir ses mains
Des mains noueuses, certes mais habitées encore par la grâce des gestes maternels lorsqu’elles épousent la courbe d’une joue et font naître des sourires
Des sourires dont elle a fait un rempart contre l’angoisse de ne plus avoir soif de l’autre, de voir se tarir ses sources, elle qui était devenue un puits de gratitude.
Un gratitude qui ne fait pas bon ménage avec ses velléités de résistance lorsque la femme de caractère bouscule l’ordre et repousse les aides prodigués
Ces aides dont elle ne pourra plus se séparer, comme le sont les béquilles pour le bateau, échoué sur le sable et qui reprend vie au gré des marées,
Attendant celle qui va rompre le mince fil de ses amarres l’emportant au large, loin de la chambre rose où le tableau de sa maman veille sur elle, petite chose fragile.