L’homme qui laisse à désirer
Longtemps, les gens ont dit de lui : "c’est un homme qui laisse à désirer".
Ils se méfiaient, les gens, lorsqu’ils le croisaient.
Sa mise n’était pas ordinaire, non plus que son regard.
Ils lui disaient peu de choses, ne sachant pas ce qu’il en ferait.
Mais lui n’avait pas besoin qu’on lui parle pour vous comprendre.
Sa vie d’apparence misérable leur semblait aller à vau l’eau,
alors qu’il empruntait pour eux des chemins de traverse.
Il était l’ami des oiseaux avec lesquels il s’entretenait
d’ailes et de nids, de ciels et d’orages, de chant aussi.
Lorsqu’ils voyaient son chapeau flotter dans la campagne
les gens se demandaient après quoi il pouvait bien courir.
Et puis un jour, ils ont appris sa mort.
Alors ils ont compris.
A travers ses innombrables écrits, découverts dans sa modeste demeure,
Ils se sont vus comme jamais ils n’auraient cru un jour se voir .
Ils ont vu le cours de leur existence magnifié dans des quatrains lumineux,
ils ont vu leurs zones d’ombre éclairées par son regard bienveillant,
ils ont vu sa plume déplier les coins obscurs de leur âme pour les tourner vers la lumière,
ils ont vu l’articulation mise à nue de leurs espérances et de leurs craintes,
ils ont vu, des ruisseaux, des prés, des forêts, le plus intime qui leur avait échappé,
ils ont vu, de leurs yeux vu, le lien invisible qui traverse tout ce qui est et vit.
Ils ont senti entre eux passer un amour brûlant et lourd comme le métal.
Alors ils ont compris
tout ce qu’il leur avait laissé à désirer.