Mars au balcon
Je l'ai senti venir, le lourd nuage d'orage menaçant comme un couvercle. Dès lundi 16, les mines étaient sombres et l’inquiétude montait. Comment allions nous passer ces semaines, enfermés ?
L’autre allait devenir un danger dès que nous le croiserions dans la rue. Je deviendrai moi-même objet de peur pour celui qui me croisera. La solitude montrait déjà son visage fermé par quatre murs. Pour les chanceux, un balcon, encore plus chanceux, un jardin, mais pour les autres, les petitement logés, les familles où on se tape dessus déjà en temps normal, comment vivre ce temps long comme un jour sans pain, comment ne pas se faire rogner le cerveau et ronger les sangs par la petite bête. On parlait de morts à l’hôpital, rien que de très normal, mais en masse. On parlait de soldats allant au front sans armes, c’est à dire sans masques, sans blouses, sans gants. On ne parlait pas encore de vieux, morts du virus qui s’attaque au poumon et de solitude qui s’attaque à l’âme. Les litanies étaient déjà chantées à la grand messe du journal télévisée qui égrainait le nombre de malades et le nombre de morts, laissant entendre à mi mots, qu’en réalité il y en avait bien plus.
Et puis un sujet a été diffusé, brillant dans cette nuit comme une luciole, celui de nos amis italiens touchés avant nous, qui chantaient dans la rue.
Allions nous nous laisser enténébrer sans rien dire, sans rien faire ? J’ai senti comme une urgence, celle de mettre de la lumière face à cette poussée obscure, de faire de la clarté une barrière devant la montée inquiète et lente d’une foule plaintive à la voix grave et indistincte, proférant ici des menaces, là des suppliques.
Oui, mais comment ? Ben, comme les italiens pardi. Çà tombe bien, j’ai un balcon, j’ai une voix, j’ai des voisins ! A moi, simplement, de faire ma part.
C’était le mardi 17 à 19h30, une heure de mars entre chien et loup. Le froid se posait déjà sur la vallée de Chevreuse. Depuis midi, les portes s’étaient refermées sur les familles comme sur les personnes seules, par décret. Je suis sorti sur mon balcon et j’ai chanté une vieille chanson française, celle racontant l’histoire d’un petit cordonnier dont tombe amoureuse une princesse et qui finissent par s’endormir jusqu’à la fin du monde, dit la chanson, après avoir fait l’amour dans un grand lit carré où coule une rivière profonde. Son titre ; « Aux marches du palais ». Je me trouvais non pas aux marches, mais bien au balcon et j’attendais la lumière comme on attend une princesse. J’ai attendu un peu. Rien, pas un bruit. Et puis j’ai entendu comme un frappement de main, imperceptible, venant de l’immeuble d’en face. Puis silence. Lorsque j’eus refermé la porte du balcon, je sentis au fond de moi que j’avais réveillé non pas une princesse mais un génie, celui de la lumière qui n’allait pas cesser d’éclairer mes jours à venir et bien au-delà.
La suite, ce n’est pas moi seul qui l’ai écrite. Le chant a pris corps avec Anne, Isabelle, de l'ampleur avec tous ceux qui se sont joints à nous le soir à 19h45, dans la résidence d’abord, puis dans toute la France, par le blog, par la page Facebook, par Zoom, accompagnant de leurs voix le printemps dans son déploiement jusqu’au dimanche 24 mai, soit 74 soirs de liesse souvent, de nostalgie parfois, d’amitié et de solidarité toujours.
J’écris cette page à la fin de l'été pour clore le chapitre du printemps et tous les messages précédents intitulés « chant aux fenêtres ».
On peut désormais passer à d’autres chants.