Le secret des mots
On ne fait pas dire aux mots ce que l’on veut, contrairement à ce qui est admis.
J’en veux pour preuve ces mots, appréciés pour leur faculté de se taire, que j’ai invités sur la page afin de les laisser s’exprimer, librement.
Le silence est venu en premier, pesant comme une enclume. Il n’a pas desserré les dents.
Le secret, arrivé dans sa suite, se gardait bien d’intervenir par peur d’être découvert.
La carpe, venue de son étang, a bien ouvert la bouche mais aucun son n’est sorti
Puis est apparu un muet qui avait des choses à dire mais ne le pouvait pas.
Le bourreau, pas encore remis de la dernière exécution, les a rejoint, mâchoires serrées.
La poupée vaudou, tirée à quatre épingles et plus, avait l’oeil torve et la bouche fermée
J’ai installé délicatement l'œuf frais pondu, délicieuse chose fragile et tout en retenue.
Un mime m’a fait comprendre avec son corps qu’il ne savait plus prendre la parole.
La tombe, venue en dernier comme d’habitude, a souhaité dire un mot, un seul : fin.
La page restait muette. Il ne suffit pas de donner la parole à des mots pour qu’ils s’expriment. Je me mis en devoir d’aller plus loin, de trouver le lien entre eux pour qu’ils coopèrent.
J’ai demandé au bourreau de retirer les épingles de la poupée pour qu’elle livre son secret, ce qu’entendant, le muet se précipita sur la carpe et, saisi d’effroi, la remit dans les mains fébriles du mime apeuré, auquel elle échappa, tombant sur l'œuf qui se brisa, laissant à la tombe le soin de recueillir ses restes et au silence d’envelopper le tout.
Ainsi, malgré mes efforts, les mots n'avaient pas livré leur secret. Ils restaient fermés et moi impuissant à faire parler des mots qui ont la faculté de se taire ?
Je sentais bien pourtant qu’ils avaient des choses à dire.
Un mot ça veut toujours dire quelque chose, non !
Alors, devant leur attitude, je me suis tu moi aussi. Et j’ai attendu.
Au bout d’un temps qui m’a paru une éternité, il est sorti de l’oeuf un petit être qui s’est dirigé vers la poupée, lui a retiré délicatement les épingles, puis a invité le bourreau à remettre sa hache dans les mains du mime qui l’a jetée aussitôt vers l’étang où le muet a ramené la carpe avec son secret. Il a alors demandé à la tombe de faire mémoire de tout cela, avant de sortir de la page en silence.
Les mots m’avaient livré leur secret, pas celui de la carpe ni de la poupée, celui de leur vie ; les mots ont une vie propre.
Je n’avais eu qu’à me taire et m’effacer pour qu’animés par autre que moi, ils puissent se féconder mutuellement et prendre tout leur sens, charnel, positif, vrai.
Il ne me restait plus qu’à les coucher sur le papier, dans leur livre et à leur souhaiter une longue vie.